Paul-Louis Courier

Epistológrafo, libelista, helenista
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prec Sans mention (Capitaine Tela) - 1804 [Sans Mention] A Mme Marchand - 20 mars 1805 Suiv

Barletta, [27 février 1805]

E nvoyez je vous prie, Monsieur, chez Monsieur Arnoult rue de Gramont n°12. Je lui mande de vous payer cinquante-quatre francs pour M. Oberlin1. Vous voyez bien que j’ai reçu sa lettre et la vôtre. Pardon de la petite peine que cette misère va vous donner.
Homère
Homère
Vous me tentez en m'assurant qu'une traduction de ces vieux mathematici me couvrirait de gloire. Je n'eusse jamais cru cela. Mais enfin vous me l'assurez et je saurai à qui m'en prendre, si la gloire me manque après la traduction faite. Car je la ferai, chose sûre. J'en étais un peu dégoûté, de la gloire, par de certaines gens que j'en vois couverts de la tête aux pieds et qui n'en ont pas meilleur air. Mais celle que vous me proposez est d'une espèce particulière, puisque vous dites que moi seul je puis cueillir de pareils lauriers. Vous avez trouvé là mon faible. A mes yeux, honneurs et plaisirs par cette qualité d'exclusifs acquièrent un grand prix. Ainsi me voilà décidé ; quelque part que ce livre me tombe sous la main, je le traduis, pour voir un peu si je me couvrirai de gloire.
Quant à quitter mon vil métier2, je sais ce que vous pensez là-dessus, et moi-même je suis de votre sentiment. Ne voulant ni vieillir dans les honneurs obscurs de quelque légion3, ni faire une fortune, il faut laisser cela. Sans doute ; c'est mon dessein. Mais je suis bien ici où j'ai tout à souhait. Un pays admirable, l'antique, la nature, les tombeaux, les ruines, la Grande Grèce, que de choses. Le général en chef est un homme de, mérite, savant, le plus savant dans l'art de massacrer que peut-être il y ait ; bonhomme au demeurant qui me traite en ami. Tout cela me retient.
Vous me parlez d’études ; ici j'étudie mieux que je n'ai jamais fait, et du. matin au soir, à la manière d'Homère; qui n'avait point de livres. Il étudiait les hommes. On ne les voit nulle part comme ici. Homère fit la guerre, gardez-vous d'en douter. C'était la guerre sauvage. Il fut aide de camp, je crois, d'Agamemnon, ou bien son secrétaire. Ni Thucydide non plus n'aurait eu ce sens si vrai, si profond. Comparez, je vous prie, Salluste et Tite-Live. Celui-ci parle d'or, on ne saurait mieux dire ; l'autre sait de quoi il parle. Et qui m'empêcherait quelque jour… ? car j'ai vu, moi-aussi, j'ai noté, recueilli tant de choses, dont ceux qui se mêlent d'écrire n'ont depuis longtemps nulle idée, pourquoi n'en ferais-je pas des tableaux où se pourrait trouver quelque air de cette vérité naïve qui plaît si fort dans Xénophon ? Je vous conte mes rêves.
papiers Que voulez-vous donc dire que nous autres soldats nous écrivons peu et qu'une ligne nous coûte ? Ah vraiment ! voilà ce que c'est, vous ne savez de quoi vous parlez. Ce sont là de ces choses dont vous ne vous doutez pas, vous, Messieurs les savants. Apprenez, Monsieur, apprenez que tel d'entre nous écrit plus que tout l'Institut ; qu'il part tous les jours des armées cent voitures à trois chevaux portant chacune plusieurs quintaux d'écriture ronde et bâtarde faite par des gens en uniforme, fumeurs de pipes, traîneurs de sabres ; que moi seul, ici, cette année j'en ai signé plus, moi qui ne suis rien et ne fais rien, plus que vous n'en liriez en toute votre vie, et mettez-vous bien dans l'esprit que tous les mémoires et histoires de vos académies depuis leur fondation ne font pas en volume le quart de ce que le Ministre reçoit de nous chaque semaine régulièrement. Allez chez lui, vous y verrez des galeries de vastes bâtiments remplis, combles de nos productions depuis la cave jusqu'au faîte ; vous y verrez des généraux, des officiers qui passent leur vie à signer, parapher, couverts d’encre et de poussière, accuser réception, apostiller en marge les lettres à répondre et celles répondues. Là des troupes réglées d'écrivains expédient paquets sur paquets, font tête de tous côtés à nos états-majors qui les attaquent de la même furie. Voilà vos paresseux d'écrire. Allez, Monsieur, il serait aisé de vous démontrer, si on- voulait vous humilier, que de tous les corps de l'État, c'est l'Académie qui écrit le moins aujourd'hui, et que les plus grands travaux de plume se font par des gens d'épée.
Je réponds, comme vous voyez, non seulement à tous les articles, mais à chaque mot de votre lettre, et je vous dirai encore, en style de maître François qu'une nation dont on fait ce qu'on veut n'est pas une cire, mais une m… et qu'on n'en saurait faire rien qui ne soit fort dégoûtant. Aristophane doit l'avoir dit : ainsi la métaphore ne vous surprendra pas. Au reste, nous portons les sottises qu'on porte4. C'est tout le compliment que je trouve à vous faire sur ces nouveaux brimborions qu'assurément vous honorez. Pour moi, j'ai été élevé dans un grand mépris de ces choses-là. Je ne saurais les respecter. C'est la faute de mon père.
Eh bien qu’en dites-vous ? Suis-je si paresseux, moi qui vous fais, pour quelques lignes que vous m'écrivez, trois pages de cette taille ? Vous vous piquerez d'honneur j'espère et ne voudrez pas demeurer en reste avec moi. A votre loisir, je vous prie, donnez-moi des nouvelles de la Grèce, dont je ne suis point transfuge, comme il vous plaît de le dire. Vous m'y verrez reparaître un jour quand vous y penserez le moins et faire acte de citoyen. Je vous avoue que je ne connais point du tout M. Weiske et ne sais comme il a pu découvrir que je suis au monde, si ce n'est pas vous qui lui aurez appris ce secret. Je souhaite fort qu'il nous donne un bon Xénophon. L'entreprise est grande. Aurons-nous à la fin cette anthologie, de M. Chardon de La Rochette ? Et vous qui accusez les autres de paresse, me voulez-vous laisser si longtemps sans rien lire de votre façon que ces articles de journal, excellents, mais toujours trop courts, comme les ïambes d'Archiloque5 dont le meilleur était le plus long. Ah ! que ne suis-je roi pour cent ou six-vingt ans ! Je vous ferais pardieu travailler ; il ne serait pas dit que vous fussiez savant pour vous seul. Je vous taxerais à tant de volumes par an, et ne voudrais lire autre chose.


[1] Cf. Lettre à Oberlin du 31 octobre 1802.  Note1
[2] Vil métier. Expression tirée d’Athalie, acte II, scène 7.  Note2
[3] Vers tiré du Britannicus de Racine, acte I, scène 2.  Note3
[4] Vers tiré de l’École des maris de Molière, acte I, scène 1.  Note4
[5] Archiloque de Paros (700-635 avant J.-C.). Auteur grec d’odes, élégies, épigrammes, satires.  Note5

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