Paul-Louis Courier

Cronista, panflettista, polemista
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Prec Pétition aux deux Chambres Introduction à la Luciade1 Préface de la Luciade Suiv

L’âne, animal à mauvaise réputation

Socrate (-470 à -399) Socrate (-470 à -399) Musée du Louvre

Dans les temps où Collodi publiait Les aventures de Pinocchio, pantin à l’avenir incertain, transformé en âne après un séjour de plusieurs mois au Pays des jouets, quelle étrange mécanique poussa les sévères hussards noirs de la République et leurs successeurs à mettre un bonnet d’âne sur la tête des élèves rétifs à assimiler leur enseignement ? Quelle que soit la réponse à cette question, le pauvre equus asinus asinus semble avoir toujours été perçu comme un animal doté de plus de défauts que de qualités : il serait entêté, abruti, bon à rien et même, chuchotons-le… lubrique ! Impossible de passer en revue toutes formes, écrites ou non, présentant ce pauvre animal de manière négative2. Qu’il nous suffise d’en référer à Platon en personne, plus particulièrement au Phédon. Après sa condamnation à mort, Socrate attend dans la cellule l’exécution de la sentence. Auprès de lui, il a, entre autres, son ami Criton et deux philosophes pythagoriciens, Simmias et Cébès. Le dialogue commence par cette simple question : « Quelle attitude le philosophe doit-il adopter devant la mort ? ». Cette interrogation rapidement tranchée par Socrate, une autre est abordée : « Après la sortie du corps, que devient l’âme ? » Lors d’un échange entre Socrate et Cébès, est abordée l’idée de retour de l’âme, après la mort, dans d’autres corps, plus connue sous le nom de métempsychose. En voici un court passage répertorié en 81e :

- Et alors elles sont [les âmes], comme il est naturel, emprisonnées dans des natures qui correspondent à la conduite qu’elles ont eue pendant la vie.
- Quelles sont ces natures dont tu parles, Socrate ?
- Par exemple ceux qui se sont abandonnés à la gloutonnerie, à la violence, à l’ivrognerie sans retenue entrent naturellement dans des corps d’ânes et de bêtes analogues…

Ainsi, ne serait-ce que chez le divin Platon, l’âne est perçu comme s’adonnant aux pires excès. Une myriade de mythes, légendes, écrivains entonnent même chanson. Une exception notable, le comte de Buffon dont on sait par ailleurs que Courier rédigea son Éloge lors de son séjour à Rome en 1799. Dans son Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet du Roy (tome quatrième, 1753, p. 391.), le célèbre naturaliste redore le blason de l’équidé :

L’âne est donc un âne, et ce n’est point un cheval dégénéré, un cheval à queue nue ; il n’est ni étranger, ni intrus, ni bâtard ; il a comme tous les autres animaux sa famille, son espèce et son rang […] Pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile ? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à peu de frais ? On donne au cheval de l'éducation, on le soigne, on l'instruit, on l'exerce, tandis que l'âne, abandonné à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice des enfants, est le jouet, le plastron, le bardeau des rustres, qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, le surchargent, l'excèdent sans précautions, sans ménagement

Malgré ce clairvoyant plaidoyer, que le Zarathoustra de Nietzsche aurait brocardé, l’âne reste bâté d’une peu reluisante symbolique. Est-ce pour cette raison que le bonnet d’âne revêt la valeur qu’on lui connaît ? C’est probable. Courier, on s’en doute, est indifférent à ces divagations de l’imaginaire débridé ; ce que l’on attribue à l’animal ne l’intéresse pas. Midas peut bien porter des oreilles d’âne pour avoir offensé Apollon, la fille d’une reine morte se cacher sous une peau d’âne pour échapper à son père, Samson se servir d’une mâchoire d’âne pour tuer mille ennemis de son peuple…, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Un seul âne a grâce à ses yeux : celui de Lucius de Patras.

D’Apulée à la Luciade

Patriarche de Constantinople, Photius fut un lettré avisé et perspicace. D’une immense érudition religieuse et profane, il rendit compte de ses nombreuses lectures dans son Myriabiblion. Dans cet ouvrage, il évoque deux cents quatre-vingts œuvres parmi lesquelles L’Ane de Lucius de Patras ou Luciade. C’est du Myriabiblion que Courier tire l’entrée en matière de sa préface que l’on pourra lire après la présente introduction au conte par lui traduit du grec. Ce conte n’a pas la longueur des Pastorales de Longus qui firent tant couler d’encre… Imitant un d’Ansse de Villoison qui avait coutume de noyer ses lecteurs dans un océan de notes à ses traductions du grec, Courier se livre dans cette longue préface à un exercice un peu vain : qui se souciait lorsqu’il la rédige et se soucie maintenant de savoir qui furent Théopompe, Philiste, Timosthène, Philochorus ? Par contre, le détour par Apulée n’est pas inutile pour voir de quoi il s’agit.
Lucius Apuleius Platonicus dit Apulée Lucius Apuleius Platonicus dit Apulée

Né vers 125 à Madaure, cité d’Algérie appelée aujourd’hui M’daourouche, située dans la wilaya de Souk Ahras ville natale d’un autre célèbre « Algérien », Saint Augustin, Apulée bénéficia d’une solide instruction. Il reçut notamment à Athènes un enseignement philosophique poussé. Curieux de tout, il se fit initier à tous les cultes plus ou moins secrets qu’il rencontra lors de ses nombreux voyages. Brillant conférencier en langue de Cicéron, il écrivit toutes sortes de textes dont le plus connu reste les Métamorphoses ou L'Ane d'or, en onze livres. Il s’agit d’un récit à la première personne, d'un jeune homme nommé Lucius, à l’esprit ouvert sur le monde. S’étant frotté de trop près à la magie, Lucius se voit, au cours du livre III, transformé en âne. Sous cette forme, il connaît moult aventures : il est mêlé bien malgré lui à la vie tumultueuse de brigands, esclaves fugitifs, prêtres, un meunier, un maraîcher, un soldat, deux frères esclaves, l’un pâtissier l’autre cuisinier, leur maître. Après avoir dû céder à l’appétit d’une nouvelle et fort belle Pasiphaé, il finit par retrouver sa forme humaine grâce à la bienveillante intervention de la déesse Isis.
D’Apulée à Lucien, il n’y a qu’un pas. Le court récit de la Luciade met en scène un certain Loukios, en latin Lucius. Natif de Patras, centre cosmopolite de la Méditerranée pendant la période romaine, ce jeune homme est curieux de tout, notamment de magie. Voyageant à cheval accompagné d’un domestique, il est accueilli dans une riche famille amie de la sienne. Si son hôte est excellent homme, il apprend que la maîtresse des lieux, sorcière avide de nouveaux amants, a pouvoir de se changer en animal. Désirant assister à un changement de forme de cette dernière, il approche la servante de la maison. Celle-ci, du nom de Palestre, veut bien lui accorder son aide et lui permettre d’observer sa maîtresse en action, à la condition qu’il accepte de partager sa propre couche. Il y consent. Là, la servante et son servant se livrent aux activités les plus anciennes et naturelles du monde. Propre à choquer les esprits de l’époque, cette scène était inexistante dans les traductions antérieures. Courier passe outre et traduit ; le résultat est divertissant et audacieux pour l’époque du traducteur mais échappe à toute pornographie.
Déniaisé et affranchi, Lucius est autorisé à observer la sorcière en action sans être vu d’elle. Sous ses yeux, la magicienne, totalement déshabillée, s’enduit le corps d’un certain liquide ; des plumes lui poussent partout ainsi qu’ailes et bec. La voici changée en oiseau. Elle s’envole par une fenêtre. Le spectateur de cet étrange tableau veut l’imiter. Aussi demande-t-il à sa gentille Palestre de lui faciliter la tâche. Las ! la jeune femme, plus maladroite en cet art qu’en un autre, se trompe d’onguent et notre infortuné héros est changé non en oiseau mais en âne. Il a toutefois conservé son entendement humain, à ceci près que lorsqu’il veut parler, il brait. Mille péripéties suivront parmi lesquelles son accouplement contre nature plusieurs nuits de suite avec une riche dame avide de sensations inconnues.
Cette aventure n’est pas exempte d’horreurs comme les pires tourments promis à une jeune fille insoumise qui a partie liée avec Lucius changé en âne. On envisage d’étriper l’animal terrorisé par cette idée, d’enfermer la jeune fille dans cette dépouille recousue et de laisser dévorer par la vermine cadavre et fille vivante. Suggestive description héritée des invraisemblables supplices de l’antiquité. Heureusement, le héros et la jeune fille échapperont à ce funeste destin. A la fin du conte, Lucius retrouve forme humaine…

Courier et L’Ane

Nous l’avons dit : comparée à Daphnis et Chloé qui est un roman, la Luciade est un bref récit, de la longueur d’une nouvelle. Courier n’apprécie pas les travaux trop longs. Non qu’il ne se sente capable de les mener à terme mais en venir à bout lui prendrait trop de temps. Et le temps lui est compté. D’une part parce que tous travaux de traduction comme d’écriture par lui entrepris le sont avec un souci infini d’atteindre l’excellence. Courier reste un perfectionniste et, dans sa traduction de L’Ane, comme dans ses Lettres de France ou d’Italie destinées à être publiées ou ses pamphlets, il l’a prouvé. D’autre part, parce qu’il est également sollicité par ses propriétés de Touraine, particulièrement par les ventes de coupes de la forêt de Larçay, soucieux de son état de santé et qu’il ne perd pas de l’œil les événements qui se déroulent en France. Nous allons y revenir sous peu.
Depuis longtemps Courier connaissait ce conte aux traductions amputées de la scène coquine entre Palestre et Lucius. Lors de ses pérégrinations dans les bibliothèques d’Italie, il eut tout loisir de le lire et relire, voire d’en collationner plusieurs manuscrits. A Paris, Napoléon avait regroupé dans la Bibliothèque impériale nombre de trésors pris aux pays vaincus, notamment en Italie. Le moment venu, Courier les consulta à la Bibliothèque redevenue royale, aujourd’hui connue pour être la BNF.
En 1816, environ un mois après l’arrestation à Luynes de Fouquet, Courier écrit de Tours à sa femme restée à Paris, une longue missive dans laquelle il déclare : Tu ne m’as pas encore vu travailler tout de bon. Je veux finir mon Ane tout d’une traite.
Le mardi 12 novembre, il revient sur le sujet mêlé à d’autres points :
Ton projet de venir passer ici l’hiver ne peut s’exécuter. D’ailleurs il faut que j’imprime mon Ane cet hiver ; ce n’est point une chose indifférente.
« L’infâme affaire », c’est-à-dire l’affaire de Luynes qui donna naissance à la Pétition aux deux chambres le retarda dans son travail de traduction.
Le 15 janvier 1818, de la Chavonnière il écrit à Herminie :

Je porterai à Bobée la préface de l’Ane ; elle est ici dans mon portefeuille noir.[…]
Dis à Bobée d’imprimer l’Ane tel qu’il est. Je n’y ferai aucun changement. Qu’il ait soin seulement d’y ajouter les trois notes que tu lui as remises…

Enfin, le 9 février suivant, il écrit de Paris à sa femme seule en Touraine :
Mon Ane va paraître, je crois, la semaine prochaine. Il semble que Bobée ait envie d’en finir.

Il se trompait peu, dut attendre un peu plus d’un mois. La 1e édition sortit le 25 mars 1818, des presses d’Auguste Bobée, imprimeur de la Société royale académique des Sciences de Paris. Elle fut tirée à 200 exemplaires. La Bibliographie de France en annonça la parution le 4 avril 1818, sans préciser le nom de l’auteur. Comme pour Les Pastorales, Courier prit le parti de traduire avec la tonalité générale d’ancien français fidèle à la manière de Jacques Amyot.
En 1822, profitant du fait que Courier lui avait donné son accord pour rééditer ses Pastorales de Longus, Alexandre Corréard en donna une deuxième édition tirée à 1000 exemplaires. Celle-ci faisait partie d’un ensemble en quatre volumes de romans grecs traduits par différents hellénistes. Les Pastorales figuraient dans le 1er volume et La Luciade ou l’Ane de Lucius de Patras dans le 4e avec cette précision pour la Luciade : « traduction de Paul-Louis Courier, vigneron, membre de la Légion d’honneur, ci-devant canonnier à cheval. » Pour n’avoir pas été consulté, Courier la désavoua. Il le précise clairement dans une lettre adressée de Paris le 31 août au libraire Merlin, lequel avait envisagé d’imprimer La Luciade avec accord du traducteur :

Il est très vrai que j’ai donné chez M. Corréard une édition de ma traduction de Longus, mais non une collection de Romans grecs traduits en français, comme celle pour laquelle je me suis engagé avec vous

Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1759-1818) Aubin-Louis Millin de Grandmaison (1759-1818)

Revenons un peu en arrière. Le 20 avril 1818, l’archéologue et numismate Aubin-Louis Millin de Grandmaison, élu le 23 novembre 1804 au fauteuil de l’Académie des inscriptions et Belles-lettres, conservateur en chef du Cabinet des Antiques et des médailles de la Bibliothèque nationale, directeur des Annales encyclopédiques, qui devait mourir le 14 août suivant à l’âge de 59 ans, le remercie en ces termes de lui avoir fait parvenir un exemplaire de L’Ane :

« J’ai reçu, Monsieur, un joli exemplaire de La Luciade et je vous en fais mes remerciements bien sincère, le livre est charmant. La traduction est pleine de naïveté, fidèle et élégante, et les notes prouvent ce que chacun sait, c’est-à-dire que vous connaissez parfaitement la langue grecque… »

Un autre érudit s’exprima, lui, publiquement sur cette parution, Jean-Antoine Letronne. De quinze ans le cadet de Courier, ce philologue, géographe et archéologue membre de l’Institut depuis le 21 mars 1816, rédigea un long article que publia le Journal des sçavants de juillet 1818. Citons-en ce court extrait :

Nous devons ce travail à l’helléniste profond et ingénieux qui a déjà déployé tant d’acuité dans son édition du roman de Longus et surtout dans son édition et sa traduction des deux traités de Xénophon sur la cavalerie. Nous pouvons assurer aux amis des lettres que ce dernier est encore supérieur3. » Il conclut ainsi son long article : « Terminons notre extrait de cet ouvrage que nous regardons comme un chef-d’œuvre en son genre, pour inviter le savant et ingénieux éditeur à nous fournir bientôt une nouvelle occasion de rendre hommage à ses talents. Qu’il se hâte de publier la traduction de Pausanias que son respectable beau-père M. Clavier a laissé dans ses mains et qu’il y joigne quelques-unes de ces remarques excellentes que les gens de métier savent apprécier à leur juste valeur

Pour la petite histoire, Letronne soutint la candidature de Courier à l’Institut4 lors de la vacance du siège d’Etienne Clavier mort subitement le 18 novembre 1817. Hélas ! cet appui ne suffit pas à le faire élire ; ce qui donna naissance en mars 1819 aux assassines fulminations de la Lettre à l’Académie avec les conséquences que l’on connaît : l’engagement de Courier dans une fronde résolue contre le pouvoir.

Jean-Pierre Lautman


[1] Signalons au lecteur que nous avons conservé l’orthographe ancienne du temps de Courier, ce qui explique que certains mots ne soient écrits comme aujourd’hui.  Note1
[2] Pour être complet, n’oublions pas que la symbolique de l’âne est bivalente et qu’il est présenté de manière positive, particulièrement dans la religion chrétienne. Comme son complice le bœuf, ne réchauffe-t-il pas de son souffle l’enfant Jésus dans l’étable ? Ne joue-t-il pas un rôle actif lors de la fuite en Egypte ? On sait également que Jésus prêchant entre dans Jérusalem sur le dos d’un âne.  Note2
[3] Journal des savants, juillet 1818, La Luciade, ou L'Ane de Lucius de Patras, texte grec, version française et notes (par M. Courier). A Paris, in-12, article de M. Letronne , p. 416-424.  Note3
[4] Signée par Louis XVIII, contresignée par Vaublanc, ministre de l’Intérieur dans le 1er ministère Richelieu, l’ordonnance royale du 21 mars 1816, arrête les 37 noms des membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres reconstituée, à savoir : Dacier, secrétaire perpétuel, Choiseul-Gouffier, Pastoret, Silvestre de Sacy, Gossellin, Daunou, De Sales, Dupont de Nemours, Reinhard, Ginguéné, Prince de Talleyrand, Garran de Coulon, Langlès, Pougens, Charles François Le Brun duc de Plaisance, Quatremère de Quincy, Chevalier Visconti, Comte Boissy d’Anglas, Millin (fauteuil 19), Gérando, Dom Brial, Petit-Radel, Barbié du Bocage, Lanjuinais, Caussin, Gail, Clavier, Amaury-Duval, Bernardi, Boissonnade, Laborde, Walckenaer, Vanderbourg, Étienne Quatremère, Raoul Rochette, Letronne (fauteuil 36), Mollevaut.  Note4

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